La nouvelle loi cadre sur la restitution des restes humains, un rendez-vous manqué ?

Par Corinne Hershkovitch et Anatole Boudesseul

« Aucune société n’abandonne ses morts sans précaution rituelle »[1] : c’est à l’aune de cette maxime que Mme Rima Abdul-Malak, ministre de la Culture, avait défendu la proposition de loi sur la restitution des restes humain promulguée le 26 décembre dernier. 

Ce vœu pieux du gouvernement tranche avec les lacunes juridiques et scientifiques du dépôt- restitution par la France à l’Algérie, il y a presque quatre ans, de vingt-quatre crânes de résistants algériens tués par l’armée coloniale française en 1850. 

Le recours à un prêt de cinq ans renouvelables et le défaut d’identification de l’ensemble des crânes restitués[2] a révélé un gouvernement davantage préoccupé par son agenda politique qu’une démarche constructive de restitution des restes humains présents dans les collections publiques.

L’incomplétude de cette restitution[3], tant par son byzantinisme juridique que par sa carence scientifique, a permis de mettre en lumière l’absence, toujours plus flagrante, de tout cadre juridique de restitution des restes humains en droit interne[4].

La complexité des situations en matière de restes humains ne rend certes pas aisée toute volonté de systématisation de restitution. La diversité de nature des restes humains en cause, leurs modes d’acquisition disparates, ainsi que les difficultés d’identification, sont autant de freins pratiques à une approche globale de la restitution des restes humains. 

L’enjeu diplomatique des demandes de restitution de restes humains étrangers impose a fortiori un saut paradigmatique et le sacro-saint principe d’inaliénabilité des collections publiques ne peut plus légitimement s’opposer à une demande de restitution.

La posture adoptée par les pouvoirs publics demeure marquée par une approche visant à considérer les restes humains avant tout comme des objets culturels (I) et la loi nouvelle demeure en demi-teinte sur les avancées qu’elle consacre (II). 

La loi du 26 décembre 2023, le témoignage d’un débat public tronqué par une approche fonctionnelle et juridique dépassée

Si l’apport scientifique et muséologique des restes humains apparait indéniable, tant ils sont à la fois « témoin d’une histoire individuelle et un jalon dans l’évolution humaine »[5], cette approche fonctionnelle prédomine dans l’opinion commune et tend à occulter ce qu’ils sont avant tout : la dépouille d’un être humain appartenant à une culture et communauté donnée.

Cette identité ethnique ou religieuse impose nécessairement la prise en compte du reste humain dans sa dimension « sentimental[e] et honorifique symbolique »[6]

Pourtant, en droit positif, le reste humain était encore appréhendé comme un objet culturel.

La municipalité de Rouen y a été confronté à ses dépens, lorsque la ville a tenté de restituer à la Nouvelle-Zélande en 2007, une tête Maorie conservée par son Museum d’histoire naturelle et ce, sans intervention du législateur. Les juridictions administratives, saisies par la ministre de la Culture, ont inévitablement[7] prononcé l’annulation de la délibération du Conseil Municipal de Rouen qui autorisait la restitution.

Ainsi que l’a souligné la sénatrice Mme Morin-Desailly[8], rapporteure et principale initiatrice de la loi qui a permis le déclassement des têtes Maories conservées dans les musées de France[9], l’enjeu est aussi celui du règlement d’un conflit de normes, entre le principe d’inaliénabilité des collections publiques et celui de dignité humaine, ou à tout le moins, le principe du droit au respect du corps humain, tel que posé par le code civil[10]

Envisagé comme un « rempart contre tout risque de réification de la personne [de son vivant] »[11], le principe de dignité a d’ailleurs fondé l’interdiction judiciaire d’une exposition de corps humains à des fins commerciales[12].

Dès lors que le Conseil constitutionnel lui a reconnu une valeur constitutionnelle[13] ce principe ne devrait-il pas prévaloir sur le principe d’inaliénabilité du domaine public qui lui n’a qu’une valeur législative[14], pour s’étendre à la personne défunte et imposer un déclassement facilité des restes humains ? C’est ce que consacre incidemment la loi nouvelle, tout en posant de trop nombreux garde-fous. 

La loi du 26 décembre 2023, une avancée significative mais inaboutie 

La loi nouvelle consacre au sein du code du patrimoine[15] une dérogation au principe d’inaliénabilité pour les restes humains, ce qui marque une avancée majeure. 

Le principe aussitôt posé, la restitution est toutefois enserrée par une série de conditions :

  • La qualité de demandeur est restreinte aux seuls États, “agissant au nom d’un groupe humain présent sur son territoire et dont la culture et les traditions restent actives” ;
  • Les restes humains concernés sont ceux de personnes mortes après l’an 1500 ;
  • Les conditions de la collecte des restes concernés doivent porter atteinte au principe de la dignité de la personne humaine ou dont la conservation dans les collections contrevient au respect de la culture et des traditions du groupe humain dont ils sont originaires ;
  • La finalité de la restitution est limitée à des fins funéraires. 

Ces conditions, qui limitent singulièrement le champ des restitutions envisageables, appellent plusieurs remarques. 

D’abord, force est de constater que le législateur n’a pas réglé le sort de restes humains provenant des Territoires et Départements d’Outre-Mer, alors que cette question sensible était connue des parlementaires[16], notamment à travers  les restes de plusieurs Kal’ina en Guyane[17], exhibés à Paris dans les zoos humains à la fin du XIXème siècle.

En se bornant à imposer au gouvernement un délai d’un an pour remettre un rapport sur ces revendications ultramarines, on peut déplorer que le principe même de ces restitutions se trouve encore reporté de plusieurs années.

En outre, la loi a restreint la qualité de demandeur aux seuls États, conformément aux recommandations du rapport remis au Président de la République par M. Jean-Luc Martinez[18] et du rapport de F. Sarr et B. Savoy[19] qui avaient souligné la nécessité de ne pas s’immiscer dans les politiques internes des États.

Pourtant, on ne saurait nier les risques d’un État peu investi dans des démarches de restitution ou de communautés discriminées, qui feraient obstacle à toute velléité de restitution. 

Or, les acteurs non institutionnels sont particulièrement investis pour la restitution de restes humains, à l’image de la Ovaherero Genocide Foundation, qui a formulé une demande d’information et de restitution de restes humains présents dans les collections de l’Université de Strasbourg issus d’un génocide en 1904 en Namibie. En réaction, le corps universitaire s’est emparé de la question et a établi un comité scientifique afin d’instruire cette demande. 

Cet arbitrage prudent du législateur n’efface pas un autre enjeu majeur, à savoir l’accessibilité des restes humains présents dans les collections publiques, sinon comment peut-on prétendre vouloir restituer lorsqu’il n’existe aucune mémoire de ce qui a disparu ?  

Se pose alors non seulement la question des moyens qui seront octroyés aux musées pour le récolement des restes humains, leur authentification et les recherches de provenance afférentes, mais également de l’accès concret aux registres et inventaires muséaux par les requérants potentiels.  

Envisager une publication en ligne des inventaires des restes humains apparait certes comme un souhait idéaliste, mais qui donnerait une véritable effectivité aux dispositions de la loi. 

Une telle initiative conduirait à s’inscrire dans le sillon des principes directeurs issus de la conférence de Washington sur les œuvres d’art volées par les nazis qui prône une transparence des musées à propos des œuvres dont la provenance est douteuse. 

Enfin, le conditionnement par la loi nouvelle de la restitution « aux fins funéraires » dénote d’une suspicion persistante et malvenue du législateur français vis-à-vis des États demandeurs. 

En s’appuyant sur l’exemple de la restitution de restes malgaches, l’historienne Klara Boyer-Rossol a démontré[20] que la finalité d’une restitution est complexe et répond à des spécificités propres à chaque culture. Le choix du législateur est donc regrettable et le sort réservé aux restes humains devrait revenir aux communautés auxquelles ils ont été restitués dès lors que la requête a été considérée comme légitime.

En toute hypothèse, quel contrôle a posteriori l’État français pourrait-il exercer ? Et quelles sanctions brandir en l’absence de dispositions en ce sens ? 

En définitive, cette loi marque un infléchissement très attendu de l’inaliénabilité des collections publiques pour favoriser les restitutions des restes humains. Mais elle déçoit et laisse le sentiment que le législateur, par manque d’ambition, s’est malheureusement arrêté au milieu du gué.


[1] Le mot du sociologue Patrick Baudry, spécialiste de l’anthropologie de la mort.
[2] Article du N-Y Times du 17 oct. 2022 – seulement six des crânes seraient précisément identifiés.
[3] Cette restitution « particulière » s’est inscrite dans la suite de deux lois de restitution intervenues en 2002 (Saartjie Baartmanl, dite « Vénus hottentote ») et en 2010 (Tête Maorie).
[4] L’assemblée générale des Nations-Unies a consacré le 13 septembre 2007 le droit de rapatriement de leurs restes humains des « peuples autochtones » (Art. 12).
[5] Laure Cadot, « Les restes humains : une gageure pour les musées ? » ; Les lettres de l’OCIM, 2007, 1109.
[6] Sébastien Minchin, « La restitution d’une tête maorie à la Nouvelle-Zélande », Actes du colloque MuséoMuséum, du 12 et 13 décembre 2012.
[7] Jean-Marie Pontier, Une restitution, d’autres suivront, Des têtes maories aux manuscrits Uigwe, AJDA 2019, p. 1419.
[8] Voir à cette fin les discussions lors de la réunion de la commission mixte paritaire.
[9] Loi du n° 2010-501 du 18 mai 2010 visant à autoriser la restitution par la France des têtes maories à la Nouvelle-Zélande et relative à la gestion des collections : https://www.legifrance.gouv.fr/loda/id/JORFTEXT000022227321
[10] Article 16-1-1 du code civil dispose : « Le respect dû au corps humain ne cesse pas avec la mort. Les restes des personnes décédées, y compris les cendres de celles dont le corps a donné lieu à crémation, doivent être traités avec respect, dignité et décence. ». 
[11] A. Cayol, CRDF, 9, 2011, p. 11-126.
[12] Cass. 1re civ., 16 sept. 2010, n° 09-67.456, Bull. 2010, I, n° 174. 
[13] V. la décision du Conseil Constitutionnel du 27 juillet 1994, décision dite « Bioéthique ».
[14] V. la décision du Conseil Constitutionnel du 21 juillet 1994 qui ne constitutionnalise pas le principe.
[15] Article L. 115-5.
[16] V. les débats lors de la séance du lundi 13 novembre 2023.
[17] Huit Kali’na (aussi nommés Galibi), des Amérindiens de Guyane vivant de part et d’autre du fleuve Maroni et morts de froid à Paris en 1892, sont répertoriés dans les collections du musée de l’Homme : six squelettes rangés sur des supports, deux autres personnes identifiées par des moulages.
[18] J-L. Martinez, Patrimoine partagé : universalité, restitutions et circulation des œuvres d’art – Vers une législation et une doctrine française sur les « critères de restituabilité » pour les biens culturels, 2023.
[19] F. Sarr, et B. Savoy, Rapport sur la restitution du patrimoine culturel africain – Vers une nouvelle éthique relationnelle, 2018.
[20] V. à ce propos l’intervention dans le podcast, Le temps du débat, Musées : Que faire des restes humains ?