Par Corinne Hershkovitch et Marie Duflot
La recherche de provenance est généralement appréhendée comme une matière transdisciplinaire visant à reconstituer l’histoire et le parcours des biens culturels, de leur création à leur localisation actuelle.
On peut faire remonter son « exigence » à 1998, année d’adoption des Principes de Washington, en lien avec les réparations d’après-guerre. Elle n’est néanmoins plus liée uniquement aux réparations de la Seconde Guerre mondiale mais investit d’autres champs chronologiques et géographiques : biens collectés en contexte colonial, biens déplacés illicitement dans le contexte de conflits armés contemporains, fouilles archéologiques illégales, etc.
La recherche de provenance est une matière qui se développe aujourd’hui avec une rapidité notoire et qui est pratiquée par des professions distinctes. Outre les « chercheurs de provenance », des professionnels d’autres domaines sont amenés à la pratiquer et/ou à l’utiliser, tels que les marchands d’art, les maisons de ventes aux enchères, les experts, les conservateurs, les avocats et les magistrats. En parallèle, des formations académiques se créent, les conférences se multiplient, des initiatives privées et publiques émergent, tandis que les médias s’emparent de plus en plus d’affaires relatives à des doutes sur la provenance d’œuvres prestigieuses et aux revendications de biens culturels.
Bien qu’elle ait été pratiquée par les historiens de l’art depuis des décennies – cherchant à démontrer l’origine prestigieuse d’une œuvre par exemple –, et malgré l’accélération récente dans ce domaine en France, la recherche de provenance souffre encore de bien des lacunes. La matière n’a pas été théorisée et les formations académiques ne jouissent pas d’une ancienneté suffisante pour en évaluer la pertinence, certains enseignements sont absents des programmes malgré leur importance pour les chercheurs – on mentionnera ici les outils numériques. Aucune organisation professionnelle ne régule, à ce jour, la pratique et ne vient combler les insuffisances en termes de méthodologie et déontologie notamment[1]. Les cadres déontologiques et le système juridique accusent également un certain retard sur cette pratique.
Les éléments susmentionnés conduisent au constat suivant : la recherche de provenance, dont l’objet n’est pas délimité ni la méthode arrêtée, manque d’homogénéité dans sa pratique – ou plutôt dans ses pratiques. De nombreuses questions demeurent ouvertes, parmi lesquelles les missions attribuées à cette matière et les motivations qui la provoquent, ainsi que son statut hybride, entre spécialité de l’histoire de l’art et discipline autonome.
La recherche de provenance dans un cabinet d’avocats spécialisé en droit de l’art
La recherche de provenance est surtout perçue comme une activité muséale, pratiquée par des historiens de l’art dans un but d’accroissement de la connaissance scientifique. Elle a également une place importante au sein du marché de l’art, en lien avec les diligences requises incombant aux marchands et aux collectionneurs. En ce sens, elle infuse d’autres champs professionnels, dont le droit.
Le Cabinet Corinne Hershkovitch est le témoin actif de ces évolutions et de la place grandissante de la recherche de provenance depuis près de trente ans. La recherche de provenance est en effet intrinsèque à de nombreux dossiers traités par le cabinet, tant en matière de conseil que de contentieux. Certaines affaires emblématiques ont fait école, et illustrent les évolutions liées à la provenance dans la pratique de l’avocat.
En 1999, la Cour d’appel de Paris a accueilli la revendication portée par le Cabinet Hershkovitch pour la famille Gentili di Giuseppe, concernant cinq œuvres MNR (musées nationaux récupération) retrouvées en Allemagne après le conflit de la Seconde Guerre mondiale et renvoyées en France pour être rendues à leur légitime propriétaire. Par décision en date du 2 juin 1999, la Cour d’appel de Paris a donc reconnu le caractère spoliateur de la vente aux enchères réalisée à l’hôtel Drouot à Paris entre avril et mai 1941, au cours de laquelle les cinq œuvres revendiquées avaient été adjugées. En conséquence, elle a constaté sa nullité sur le fondement des dispositions de l’ordonnance du 21 avril 1945 et condamné le musée du Louvre à restituer aux héritiers de Federico Gentili di Guiseppe, collectionneur d’art de confession juive, les cinq œuvres spoliées. Pour démontrer l’existence de la spoliation, il a été nécessaire de retracer leur parcours et d’analyser les changements de propriété successifs ; l’approche est alors empirique et les recherches sont menées par Corinne Hershkovitch elle-même.
Quelques années plus tard, l’affaire Gimpel conduit à nouveau le cabinet à analyser la provenance d’œuvres, afin d’en obtenir la restitution. Les héritiers de René Gimpel, marchand d’art spolié sous l’Occupation, représentés par le Cabinet Hershkovitch, ont revendiqué la restitution de trois œuvres d’André Derain conservées au musée national d’art moderne de Troyes et au musée Cantini à Marseille. La Cour d’appel de Paris a, là encore, reconnu la spoliation et constaté la nullité des ventes dans un arrêt du 30 septembre 2020, ordonnant en conséquence la restitution à la famille Gimpel des trois tableaux qui appartenaient aux collections nationales. Après une décision de rejet du tribunal judiciaire de Paris du 29 août 2019, le Cabinet Hershkovitch a demandé à des chercheuses de provenance indépendantes de rédiger un rapport, dont les qualités scientifiques ont été soulignées par la Cour d’appel de Paris, l’amenant à le considérer comme un faisceau d’indice graves, précis et concordants permettant de rapporter la preuve de la spoliation.
En parallèle de son activité juridique, le Cabinet Corinne Hershkovitch assume un rôle important en termes de sensibilisation et de formation par le biais de publications, de conférences, d’enseignements et d’interventions dans divers médias. En février dernier, Corinne Hershkovitch intervenait lors d’une conférence intitulée « Obligation de restitution ? Du traitement des biens culturels issus de contextes problématiques », organisée par la Fondation pour le droit de l’art et le Centre universitaire du droit de l’art de l’Université de Genève, pour présenter les subtilités du droit français en cas d’acquisition de bonne foi de biens culturels à la provenance problématique. Elle préside l’Association pour le soutien aux travaux de recherches engagées sur les spoliations (ASTRES) qui abrite le prix Marcel Wormser, destiné à récompenser les travaux de jeunes chercheurs de provenance.
Recrutement d’une chercheuse de provenance au sein du cabinet Corinne Hershkovitch
En décembre 2023, dans le cadre d’une convention industrielle de formation par la recherche (CIFRE), le cabinet a recruté une doctorante dont les travaux visent à théoriser la recherche de provenance et ainsi rationaliser et systématiser sa pratique, qui est aujourd’hui plurielle.
Marie Duflot travaille sous la direction de Rainer Maria Kiesow, directeur d’études et vice-président chargé de la recherche à l’École des Hautes Études en Sciences Sociales (EHESS), et ses recherches sont hébergées par le centre Georg Simmel.
L’approche de ce travail de recherche sera nécessairement comparée – et cherchera à dégager la spécificité de la France par rapport à l’Allemagne, la Suisse et d’autres États concernés –, interdisciplinaire et ouverte – l’intégration des avocats à cette réflexion n’est pas acquise –, globale – elle transcendera la trichotomie bien établie en France entre spoliations nazies, collectes coloniales et trafic illicite contemporain. L’objectif de ce travail est de rationnaliser la méthodologie de la recherche de provenance en s’intéressant notamment à l’accès aux sources, dont les archives privées, à la nomenclature des rapports de recherche, à leur compréhension et leur traitement par les professionnels du droit (avocats comme magistrats), y compris en termes d’administration de la preuve dans le cadre de contentieux.
L’arrivée d’une chercheuse de provenance au sein d’un cabinet d’avocats démontre la possibilité de conduire des projets scientifiques sur la provenance des biens culturels en dehors des musées, en lien direct avec la pratique et les professionnels. Cette configuration nouvelle fait du Cabinet Corinne Hershkovitch un laboratoire et démontre son attention aux besoins tant professionnels qu’académiques.
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L’intégration de la recherche de provenance au sein même du Cabinet Corinne Hershkovitch répond à une exigence scientifique ainsi qu’à une demande de sa clientèle. La place de la recherche de provenance n’est plus à démontrer dans les dossiers ayant trait aux spoliations perpétrées sous l’Occupation et présentés à la CIVS. Mais la recherche de provenance s’avère également essentielle pour permettre aux acteurs du marché de l’art de répondre à l’exigence d’effectuer les diligences requises au moment de l’acquisition d’un bien culturel, telle que définie dans la Convention UNIDROIT de 1995 sur les biens culturels volés ou illicitement exportés, tout comme pour s’assurer de l’authenticité d’une œuvre. Enfin, les musées sont directement concernés et demandeurs, pour certains, d’experts indépendants comme en témoigne la récente mission de recherche menée sous l’égide du Cabinet Hershkovitch au musée des Beaux-Arts de Rouen[2].
[1] La création du Collectif pluridisciplinaire de recherche de provenances en 2023 crée de nombreuses attentes en ce sens.
[2] Voir la page du musée dédiée à cette mission.